Plans Anti-Dérive, Quadriennale de la Fuite
Quatre ans après l'inauguration de l'Éloge de la Fuite (les gouttières du bâtiment) et de Courage Fuyons ! (l'exposition attenante), j'ai convié Marco Dessardo à revenir au Centre Culturel Bruegel. Il en a profité pour y inviter quelques amis et collègues pour une exposition Plans Anti-Dérive. Autour de ses bateaux-sculptures et leurs accessoires, Philippe Gardien a dessiné une bande dessinée qui traverse toute l'exposition, Stéphane Gillier a écrit une fiction volcanique et criminelle, Caroline Gehu édite le catalogue, Amélie Charcosset et Anne Versailles organisent deux ateliers d'écriture avec des voisins marolliens, Anouk, Renée Azéma et Caroline De Clerck présentent leurs textes dérivés des objets, Cornelia Konrads imagine les maquettes de Basiluzzo, Bernard Zaccone présente ses voiliers-jouets navigants et Gildas Roudaut montre une Indiscutable Motogodille. (Christine Rigaux, directrice du CC Bruegel)
Invités : les voiliers-jouets navigants de Bernard Zaccone avec les 80 mètres de bande dessinée muette de Philippe Gardien
Invités : l'Indiscutable Motogodille de Gildas Roudaut et les maquettes imaginaires de Basiluzzo sculptées par Cornelia Konrads
Bateaux dans l'Espace
Ce bateau, ces bateaux, pourquoi. Marco Dessardo a toujours fait des trucs improbables, en matière d'œuvres d'art, je veux dire, au sens où il y avait quand même peu de probabilité pour qu'on considère ses trucs comme des œuvres d'art, qu'un béotien les considère comme des œuvres d'art. Là, il vient avec ses bateaux. Mais avant il est venu avec des bouts de bois, des gouttières, des cailloux. Et ils flottent, ces bateaux. Je veux dire, en plus, ils flottent, ils naviguent, ce ne sont même pas de faux bateaux, de simples représentation de bateaux. Quand le juge, il a demandé à Brancusi, pourquoi est-ce que votre truc, c'est une œuvre d'art ?, – parce que Brancusi ne voulait pas payer les droits de douane qui frappaient les objets utilitaires qui entraient aux États-Unis, qu'il voulait y faire entrer une sculpture qu'il appelait oiseau mais qui ne ressemblait pas vraiment à un oiseau – les douaniers avaient mis ça dans la rubrique « ustensiles de cuisine et fournitures pour hôpitaux » – mais vous connaissez cette histoire –, quand le juge il le lui a demandé à Brancusi donc, Brancusi, il a répondu, « c'est de l'art parce que je le dis ». Et ça a marché. Ustensile de cuisine, non, sculpture oui (US Customs Court, 3rd division, Brancusi vs. USA, November 26, 1928). J'ai cherché s'il y avait possibilité de translater la propriété à Dessardo, le pouvoir de Brancusi, labelling theory et tout et tout, genre ces bateaux sont des œuvres d'art parce que je le dis, mais ce n'était pas évident. Cela me paraissait peu sûr, comme méthode. Au demeurant, Marco Dessardo ne disait rien, lui. Il était là, avec ses bateaux, tantôt filmés, tantôt posés sur la terre ferme, narquois, les bateaux, Marco, insaisissable quant à leur nature (Dessardo était-il une œuvre d'art, lui-même ?). J'ai préféré l'écriture automatique au final, regarder les bateaux, laisser aller. C'est lisse, gris, blanc, dans dans un plan, c'est. Plastique, aluminium, bambou, cordes, dacron. Rien que le fait d'avoir un objet fait avec du dacron, c'est de l'art. Personne ne sait ce que c'est, le dacron, le spectateur pas plus que les douaniers américains. Ça aurait donné des envies de les taxer, ces bateaux, s'il y avait eu des frontières entre la France ou la Belgique, à les classer partout sauf dans œuvre d'art. Bateaux, ustensiles de noyade, véhicules de plaisance, perte de temps, jouets, objet flottant, divers. Non seulement ils ressemblent à ce qu'ils sont censés figurer mais ils sont ce qu'ils sont censés figurer, ils ne figurent pas. C'est pénible. (Stéphane Gillier)
L'histoire de Brancusi citée ci-dessus par Stéphane Gillier, re-racontée en Bande Dessinée par Philippe Gardien
Description du projet et plan de l'exposition
Fiction
– Qu'est-ce que c'est ?
– Une œuvre d'art.
– J'aurais plutôt dit...
– Non, c'est une œuvre d'art.
– Pourquoi tu dis ça ? ça a plutôt l'air d'un...
– Non, non, je t'assure, tous ces gens, là-bas, m'ont dit qu'il s'agissait d'une œuvre d'art. D'ailleurs, ils ne voulaient pas qu'il soit là, cet objet, au milieu des bateaux. C'est comme ça que c'est arrivé.
L'île avait une surface de vingt-six kilomètres carrés, une forme de triangle et ne comptait guère plus de deux mille habitants l'hiver – l'été, c'était autre chose, mais l'été, c'est toujours autre chose, et pas seulement pour le climat, n'est-ce pas –. Deux volcans marquaient le centre, le centre du triangle, dont le grand côté s'étalait sur une axe est-ouest, avec l'hypoténuse qui partait de la pointe ouest en direction sud-est, deux volcans, donc, un plus grand que l'autre, il aurait difficilement pu en être autrement, a-t-on déjà vu deux volcans de même taille côte à côte sur une île, deux volcans qui coupaient la lumière dans une géométrie variable, avec sans doute des possibilités de prises de vues variées, selon l'horaire, pour qui s'intéressait à la photographie. Elle n'était pas raccordée, l'île, au réseau d'eau potable, si bien qu'il fallait une noria de bateaux-citernes pour la ravitailler, en été surtout, l'été encore, on y vient, avec le flot des estivants qui arrivait.
Il était 18 heures, peut-être 19. Le soleil baignait encore la petite plage de galets, sa partie est au moins, l'autre, la ouest, avait sans doute déjà perdu la lumière à cause du second volcan, le petit. Les deux employés municipaux ne s'étaient pas encore décidés à approcher, ils restaient là, hésitants, loin de l'objet.
L'homme était arrivé un jour avec lui, avec l'objet, et s'était installé dans une des maisons de pêcheurs du village de la côte nord, l'un des seuls hameaux que l'on pouvait qualifier de village à vrai dire, avec celui de la côte est, il était arrivé, donc. Il avait mis l'objet derrière la maison d'abord, puis dans le port, sur l'eau quoi, au mouillage. Un premier pêcheur était passé, puis un second, en regardant un peu, et puis des gens avaient fini par s'arrêter, par lui demander ce que c'était. Il avait dit, et ça, cela avait sans doute été son erreur, on ne peut pas arriver quelque part et laisser ceux qui sont déjà là dans l'incertitude, on ne peut pas le faire sans devoir, sous une forme ou une autre, en subir les conséquences à un moment ou un autre, il avait dit que cela dépendait, que cela dépendait d'eux, de ce qu'ils voulaient que ça soit. Et puis il avait monté un mât, installé une voile et avait quitté le port.
L'objet en question ressemblait, de profil, à un long tube d'acier coupé en sa médiane par une sorte de batte de cricket argentée. Deux, trois, quatre mètres de long, sans doute, les pêcheurs, des hommes qui savaient mesurer à l'œil nu, les bateaux, les poissons, disaient, oui, autour de 4 mètres. Vu de dessus, il ressemblait bien à un bateau, l'employé municipal avait raison, de type canoë – on ne pouvait pas dire kayak, non, il n'y avait pas de jupe, cela c'était certain – , et un peu à un sexe de femme aussi, à bien y penser, à tout le moins à un sexe de femme tel que les hommes se le représentent mentalement – pas vous, peut-être –, de manière une peu simplifiée (la complexité de la chose était quand même anxiogène, il valait mieux éviter de se la représenter fidèlement).
L'homme avait commencé à s'éloigner du port, et ils avaient dit, mais il va où, ce con (« questo stronzo ») ?, puis à s'éloigner encore, et encore, jusqu'à disparaître vers l'ouest, il était apparemment décidé à longer la côte. Il n'allait pas essayer de faire le tour de l'île avec ça, quand même ?, avait fini par dire un pêcheur à voix assez haute pour que tous les gens regroupés là, ils étaient une dizaine maintenant, entendent, certains hochant la tête pour approuver.
Ils remontèrent vers le centre du village en passant à la queue leu leu par les escaliers blancs qui lézardaient entre les maisons, blanches oui, elles aussi, atteignirent la route côtière et cherchèrent le point du regard. Un point blanc, évidemment. Il était là-bas déjà, le point, dangereusement gîté. Mais il va se noyer, cet idiot (« questo scemo », ou peut-être était-ce « cretino »), avait dit avec douceur un autre pêcheur, pas celui du port, il semblait y avoir comme un accord tacite entre eux, les pêcheurs, pour que cela ne soit pas le même qui prenne la parole à chaque fois. Mais non, le point avait parcouru encore un mille, puis avait viré et l'homme, en milieu de matinée, était là, de retour. Il avait tiré l'objet sur la grève, attaché à un anneau, avait salué ceux qui étaient encore là, redescendus malgré la pente et la chaleur qui commençait à s'élever, et était parti.
Cela avait durée plusieurs jours comme cela, chaque fois il allait plus loin vers la pointe ouest, chaque fois, jusqu'au jour où, bien évidemment, il l'avait dépassée, cette pointe, elle avait disparu. Les gens avaient parlé toute la matinée, eh voilà, je vous l'avais bien dit, c'était un toqué (« un pazzo »), un bizzare, un fou, il fallait que ça arrive, mais non, il sait ce qu'il fait, son truc a l'air de tenir, n'importe quoi, il est déjà coulé à l'heure qu'il est, et ainsi de suite. Et là encore, à la fin de la matinée, il était revenu. Il se mit à faire le tour de l'île chaque jour, partait tôt le matin, revenait avant la grande chaleur. A terre, concentré sur sa routine, il souriait à l'occasion pour saluer les gens qui le regardaient passer sans un mot, impassibles.
Et puis un jour, il avait eu cette initiative, initiative que, rétrospectivement, on ne peut que qualifier de malheureuse, mais enfin, ce n'était pas forcé non plus qu'elle déclenchât la suite, mais, bon, oui, quand même, il n'avait pas répondu à la question au départ, il aurait dû se douter que les gens étaient déjà prévenus contre lui, il avait eu cette initiative, donc. Alors qu'il finissait son tour de l'île – toujours par l'ouest, vous avez remarqué – et qu'il arrivait en vue du petit port, eh bien, il le dépassa, le port, il ne s'arrêta pas.
Les pêcheurs qui, mine de rien, tout en étant à leur ouvrage dans le petit port, l'attendaient, ils avaient commencé à s'habituer à son petit manège, à son arrivée de midi, levèrent la tête les uns après les autres, commencèrent à s'agiter. C'était confirmé, il ne s'arrêtait pas. Un petit groupe commença à se diriger vers le chemin de remontée, puis un autre, et ce fut tout le port qui monta (un peu l'inverse de d'habitude, donc, ils partirent deux et arrivèrent plus en haut de la pente). Sur le chemin côtier, ils allèrent, vers l'ouest, oui, l'autre continuait, il n'allait quand même pas faire un second tour ?, l'objet brillait sur la mer.
Et puis, et là c'était trop, pour ce qui après tout n'était qu'un tube, un tube d'aluminium muni d'une toile, l'homme le mit face au vent, affala, et laissa dériver lentement l'objet entre les barques de pêcheurs qui mouillaient en face de la crique qui servait de plage aux touristes (« 'sti cazzi di turisti »).
Les pêcheurs, qui formaient un groupe compact à présent, étaient arrivés rapidement à la crique, par l'escalier qui avait été sculpté dans le roche pour que les étrangers puissent accéder au lieu sans se râper les genoux, et s'étaient dirigés vers le rivage, traversant les corps roses allongés sur les matelas de location. Ils avaient regardé l'homme, assis dans l'objet, qui les regarda lui aussi, en souriant. Un temps s'écoula, puis du temps encore, il faisait chaud, très chaud désormais, il était plus de 13 heures, de la nourriture commençait à sortir des glacières, et soudain, écrasé de bonheur, l'homme bondit hors de l'objet dans une aspiration triomphante, se leva donc, et, dressé, se mit à hurler : « C'est de l'art ! C'est une œuvre d'art ! Et en plus, elle navigue ! C'est une œuvre d'art qui navigue ! ».
On ne sait pas bien d'où partit le premier caillou, d'un pêcheur c'est certain, plutôt sur la gauche (quand on est dos à la plage, s'entend) mais toujours est-il que bientôt d'autres cailloux se mirent à pleuvoir sur l'homme, les touristes, surpris d'abord, finissant par se joindre aux pêcheurs, tout le monde criant, puis vociférant littéralement. Cela dura une minutes, deux, peut-être trois, jusqu'à ce que l'homme fût couché, immobile, dans le tube, il n'avait pas essayé de protéger son visage avec les mains, et en tous cas pas plus tard que ce dernier lancer effectué par un touriste particulièrement excité et bouffé de tics, qui poussant de petits cris stridents, était retenu par un garçon qui devait être son fils au niveau de l'élastique de son caleçon de bain.
– Qu'est-ce qu'on marque alors ?
– Œuvre d'art qui navigue, marque œuvre d'art qui navigue, dit l'autre, alors que le corps de l'homme flottait sur le ventre dans l'objet tiré sur la plage, qui avait fini par prendre l'eau, au milieu d'une corolle noire que formaient ses cheveux. (Stéphane Gillier)